Par Ségolène Vandevelde, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Comment percevoir l’invisible et comment comprendre ce qu’on ne vit pas de sa propre expérience ?
Peut-on même seulement comprendre ce que l’on n’a pas vécu ? À cette question la sociologie et l’anthropologie répondent que oui[1]. Mais pour ce faire, le socio-anthropologue passe d’abord par une enquête impliquant un recueil et une écoute du vécu des gens concernés par le phénomène étudié. Pour cela, encore faut-il leur donner la parole sans supposer que l’on connaît déjà le sujet. Les témoignages sont en cela un merveilleux matériau pour rapporter la parole, le vécu et l’expérience, et pour rendre visibles des sujets jusqu’alors largement ignorés ou minimisés, tels que le sexisme en archéologie.
L’initiative Paye Ta Truelle a ainsi recueilli, depuis janvier 2017, des centaines de témoignages sur des violences directes ou insidieuses vécues en archéologie, et en particulier sur les chantiers de fouille. L’exposition Archéo-Sexisme, organisée conjointement avec l’association Archéo-Éthique, a contribué à rendre visibles ces multiples expériences personnelles.
Donner à voir l’aspect systémique des discriminations illustrées par les témoignages : l’archéologie comme reflet de la société
Une expérience personnelle ne suffit pas à comprendre un phénomène dans sa dimension sociale, culturelle, ou systémique. Dans le cadre de l’exposition Archéo-Sexisme, la multiplicité des témoignages portant sur des actes de harcèlement, d’agression, ou plus largement sur du sexisme parfois couplé à d’autres formes de discriminations révèle en premier lieu qu’il ne s’agit pas d’épiphénomènes ; de plus, le·a spectateur·rice peut constater la redondance de certains thèmes ou de certains actes, laissant entrevoir des tendances et des mécanismes. Par ailleurs, il·elle constatera que si certaines formes d’expression du sexisme sont propres au milieu professionnel particulier de l’archéologie, la plupart l’excèdent : ces situations existent dans d’autres disciplines, voire dans toutes les sphères de la société. C’est en cela aussi que l’archéologie est un terrain formidable : c’est un terrain restreint, un petit milieu où se côtoient entreprises, secteur privé, secteur public, universités, etc. et sur lequel des enquêtes qualitatives et quantitatives peuvent être menées. La pratique archéologique peut en effet prendre des formes variées ; elle englobe ainsi une multiplicité de risques socioprofessionnels et constitue une fenêtre sur la société.
L’exposition Archéo-Sexisme se focalise donc sur l’archéologie mais cela n’en fait pas un exercice limité à une communauté. Au contraire, cette exposition illustre des processus à l’œuvre dans toute la société.
Penser et re-penser la question des discriminations : une double lecture grâce à des témoignages illustrés
Nous avons choisi la forme d’une exposition de témoignages illustrés pour rapporter à la fois la parole des victimes[2] (par le témoignage) et un regard extérieur, artistique, porté sur ce témoignage. L’illustration montre le témoignage tel qu’il est perçu par l’artiste, de façon réaliste ou symbolique. Deux lectures deviennent possibles : celle du témoignage et celle de sa transcription qui est faite par un membre de la société (l’artiste). Le·a spectateur·rice peut être en accord ou non avec cette représentation, intrigué·e par le contenu, par le point sur lequel l’emphase a été mise ou sur le décalage volontaire avec le témoignage (parfois le dessin propose une réaction, imaginée à froid, a posteriori, alors que la victime déplore parfois le fait de ne pas avoir su réagir sur le moment).
Sensibiliser pour aider à la résilience et entrer en résistance
La démarche de l’association Archéo-Éthique et de l’initiative Paye Ta Truelle vise d’abord à sensibiliser au problème du sexisme et des discriminations en archéologie. Elle montre leur existence et leur ampleur. Le sexisme a été pendant des années un « non-sujet » en archéologie et pourtant les situations exposées dans le projet Archéo-Sexisme ne sont pas exceptionnelles. Cette prise de conscience collective autorise aussi les victimes à réaliser qu’elles ne sont pas les coupables, qu’elles n’ont pas à avoir honte et qu’elles ne sont pas seules. Cette première étape d’interpellation et de sensibilisation est cruciale car le premier obstacle empêchant de combattre les discriminations en archéologie est le déni de cet état de fait.
Ensuite, le projet montre qu’il est possible de réagir ! Que l’on soit victime, témoin, ou responsable (d’opération, de laboratoire, etc.). Cette exposition donne accès à l’expérience des autres, pour que chacun·e puisse s’en emparer afin de ne pas être sidéré·e et incapable de réagir lors de la rencontre de ce type de situation. Il est possible d’agir en tant qu’individu (victime ou témoin) ou en tant que responsable ou institution pour prévenir ces problèmes. Le dernier panneau de l’exposition présente ainsi quelques pistes et solutions pour changer les mentalités et pour limiter l’apparition de situations délétères. Parmi elles, la charte « Chantier-Éthique » permet la labélisation de chantiers qui s’engagent concrètement contre les discriminations et qui peuvent ainsi être identifiés comme tels (notamment par les bénévoles lors de leur sélection de chantiers d’été). Ce label a été pensé avec et pour les fouilleur·se·s et les responsables d’opération afin d’être le plus adapté possible aux besoins réels du terrain. Cette démarche vise 1/ à sensibiliser les participant·e·s pour éviter l’apparition de problèmes, 2/ à servir de support et de soutien pour les victimes, afin de faciliter la reconnaissance, la mise en mots et la dénonciation des comportements abusifs, 3/ à servir d’outil et de soutien pour les responsables d’opération ou pour les référent·e·s discrimination amené·e·s à gérer les situations problématiques alors qu’ils·elles n’ont généralement pas été formé·e·s pour ça.
Présenter les femmes scientifiques de façon positive et éduquer ne suffit malheureusement pas. Il faut aussi dépeindre la société telle qu’elle est actuellement et parfois pointer là où ça fait mal pour susciter le changement et/ou pour accélérer les mutations en cours et sortir de « la politique des petits pas ». La société n’est pas telle qu’on aimerait qu’elle soit et les combats sont nombreux à mener, sur plusieurs fronts. Mais pour s’attaquer aux problèmes, il faut d’abord les mettre en lumière ; les révéler pour les comprendre, les déconstruire, puis construire un autre vivre et travailler ensemble.
Tel est le but des actions conjointes d’Archéo-Éthique et Paye Ta Truelle : révéler, via l’organisation d’expositions, comprendre et déconstruire, via l’organisation de colloques ou de journées d’étude (colloque Archéo-Éthique, 2018, Paris ; journée d’étude Féminismes et Archéologie, 2020, Bruxelles), faire acte de résistance et favoriser la résilience et le changement via des actions de sensibilisation, l’organisation de moments de discussions et d’échanges autour des différents événements et la mise en place et la promotion d’outils et de solutions.
Ces actions prennent place pour l’instant principalement en Europe (France, Belgique, Suisse), mais l’exposition Archéo-Sexisme est en cours d’exportation en Amérique du Nord ; elle devrait notamment s’installer temporairement à l’Université de Montréal. Nous espérons que ces pérégrinations extra-européennes permettront de continuer d’explorer cette question des discriminations par l’intégration de nouvelles expériences et de nouveaux points de vue. La charte Chantier-Éthique a quant à elle vocation à largement dépasser les frontières.
Image à la une: Exposition Archéo-Sexisme au Musée archéolgique de Namur (Belgique). Photo par Laura Mary.
Ressources complémentaires:
Mary, L., Pasquini, B., & Vandevelde, S. 2019. “Sexism in Archaeology Doesn’t Exist”, Canadian Journal of Bioethics / Revue Canadienne De bioéthique, 2(3), 215-242. Repéré à: https://cjb-rcb.ca/index.php/cjb-rcb/article/view/215
Pasquini B, Vandevelde S. 2020. “Quand le confinement révèle la fragile protection du patrimoine archéologique”, The Conversation, En ligne: https://theconversation.com/quand-le-confinement-revele-la-fragile-protection-du-patrimoine-archeologique-136866
Les actes du colloque archéo-éthique : https://cjb-rcb.ca/index.php/cjb-rcb/issue/view/5
[1] même si l’approche participative présente de nombreux intérêts et qu’elle peut être privilégiée par les ethnologues.
[2] Le terme « victimes » est ici privilégié à celui de « survivant·e·s » pour ne pas préjuger de leurs réactions et de leurs capacités de résilience ou de résistance. Dans le terme victime l’accent est mis sur ce qui est subit, point commun des victimes, sans volonté de les enfermer pour autant dans une position victimaire permanente. Parmi les victimes de discriminations il peut en effet y avoir des survivant·e·s ou des rescapé·e·s, mais aussi des gens qui ne s’en remettront jamais. Le terme « victime » présente également l’avantage d’être épicène.