Par Pamela J. Downe, Université de la Saskatchewan
La COVID-19 monopolise toutes les manchettes. Les taux d’incidence, le décompte des décès, les actions de la santé publique et les facteurs de risque sont mis à jour à une fréquence sans précédent. La plupart des anthropologues au Canada sont témoins de l’évolution rapide de la pandémie au sein de nombreux milieux, comme les lieux de travail, les résidences et les communautés de recherche. Nous devons adapter nos pratiques aux mesures de distanciation physique, faire davantage de place aux échanges virtuels et faire face à l’angoisse grandissante. En tant qu’anthropologues, nous connaissons déjà très bien le caractère complexe de la COVID-19. Les maladies infectieuses ne sont pas, et n’ont jamais été, des phénomènes purement biologiques (bien qu’il s’agisse certes d’un aspect important de la réalité de toute maladie). Le fardeau des maladies et des infections, qui n’est jamais réparti également, est porté et géré par les familles et les communautés. Les communautés devenues vulnérables en raison de la pauvreté, du colonialisme et des déplacements incessants, de l’itinérance, de l’incarcération, de la guerre et de l’abjection politique subiront, et subissent déjà, les pires conséquences de la COVID-19. Les familles déjà aux prises avec des problèmes de faim chronique, d’ostracisme social, de racisme, de violence et d’abus souffriront encore davantage au fur et à mesure que leur réseau quotidien se rétrécira, que leurs dépenses augmenteront et que leurs économies fondront. La COVID-19 est en d’autres mots une syndémie. Dans chaque communauté, le nouveau coronavirus entre en synergie avec d’autres maladies et problèmes de santé, exacerbant alors leurs risques et les effets combinés.
Au cours des 14 dernières années, j’ai collaboré avec AIDS Saskatoon sur plusieurs grands projets. Les personnes que cet organisme dessert (personnes vivant avec le sida ou PVAS) sont souvent touchées par la toxicomanie, le virus de l’hépatite C (VHC), le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et le diabète de type II. L’itinérance, la stigmatisation et l’insécurité alimentaire sont des réalités que les PVAS doivent affronter chaque jour. Comme la majorité des PVAS à AIDS Saskatoon sont des Autochtones, elles vivent également avec le lourd héritage laissé par le système canadien de pensionnats et composent avec la réalité toujours actuelle du retrait des enfants du nid familial tout comme avec celle de la discrimination lorsque vient le moment de trouver un logement ou de recevoir des soins ou des services sociaux. La COVID-19 n’évolue pas en parallèle de ces autres problématiques : le virus est entraîné vers celles-ci, ce qui rend leurs effets cumulés encore plus mortels.
La syndémie n’affecte pas seulement des individus. Elle cause une accumulation de risques et de problèmes de santé qui éclaboussent les familles élargies. Parents, grands-parents et autres proches aidants s’entraident pour s’occuper des enfants, tâche qu’ils accomplissent tout en continuant de s’encourager mutuellement à suivre un traitement par la méthadone en raison d’une toxicomanie, à recevoir un traitement antirétroviral pour le VIH et un traitement anti-VHC, et à obtenir quelques aliments dans une banque alimentaire dont les réserves ont déjà fondu. Les protocoles de distanciation physique prescrits en réaction aux taux croissants d’infection par le coronavirus ne peuvent tout simplement pas être respectés par ceux et celles qui vivent au cœur d’une telle syndémie. La prise en charge collective des soins (collective care) est l’éthos de la survie chez les PVAS desservies par AIDS Saskatoon. Ces personnes veillent les unes sur les autres. L’appel à la distanciation physique est donc totalement incompréhensible chez cette population touchée par l’épidémie de VIH en Saskatchewan.
Paradoxalement, aujourd’hui, ce sont ces mêmes interactions quotidiennes et réseaux sociaux sur lesquels comptent les PVAS pour survivre qui les exposent davantage à la COVID-19. Il s’agit d’un grave problème qui n’a pas de solution simple. Il s’agit toutefois d’un problème qui peut être diffusé et communiqué. En raison de la relation de confiance que nous avons avec nos interlocuteurs depuis longtemps, en tant qu’anthropologues, nous sommes en meilleure position que la plupart des professionnels de la santé publique et des services d’urgence pour déterminer comment les syndémies se manifestent au quotidien et de quelle façon les fardeaux individuels s’empilent et se transforment en détresse collective. Qui plus est, nous manions un vocabulaire qui nous permet de contribuer aux discours et aux débats publics d’une manière qui n’est pas à la portée de tous. Nous pouvons parler et écrire à propos de la notion de « pluralea » politique, soit les nombreux risques que les gouvernements néolibéraux ont engendrés par la privatisation, la déréglementation et l’érosion des services de santé publics. Tout comme notre analyse des syndémies met en lumière les synergies existant entre les affections médicales, les modèles anthropologiques de pluralea nousrévèlent comment les décisions politiques, priorités, actions et inactions individuelles interagissent pour ensuite exacerber les inégalités sociales et la vulnérabilité des communautés.
Les anthropologues médicaux ont une compétence particulière en ce qui concerne l’ethnographie des épidémies. Lors d’une bonne gestion – comme le démontrent Rob Lorway, Janice Graham, Sylvia Abonyi, Vinay Kamat, Mark Nichter et Charles Briggs (parmi tant d’autres) – les notions de courbes épidémiologiques, d’aplatissement de la courbe ou de calcul du taux de reproduction de base (R0) de l’infection ne priment pas sur celles des dynamiques syndémiques et de pluralea politique. L’ethnographie des épidémies ajoute une compréhension du point de vue communautaire des implications et des risques que pose la COVID-19, qu’on gagne à considérer dans le cadre des actions et interventions des autorités de santé publique. Ce faisant, nous contribuons directement aux efforts municipaux et régionaux déployés pour s’attaquer aux situations de vulnérabilités qui sont si pauvrement et superficiellement décrites dans la couverture journalistique. Nous avons une place à occuper dans cette crise. À nous de jouer.