Par Marie Michèle Grenon, Université Laval
Depuis plusieurs semaines, la pandémie de COVID-19 progresse dans l’ensemble des régions du monde et cause la mort de milliers de personnes. La vitesse de propagation du virus fait en sorte que certains pays, bien que dotés de systèmes de santé robuste font face à la saturation. C’est notamment le cas de l’Italie qui, face à l’accroissement rapide du nombre de patients atteints de la Covid-19, s’est tourné vers l’aide internationale. L’État cubain fait partie des pays qui ont répondu à l’appel en déployant, le 22 mars dernier, une brigade médicale composée de 37 médecins et de 15 infirmiers et infirmières en Lombardie. L’île caribéenne a dépêché une aide similaire au Surinam, au Nicaragua, au Venezuela et à plusieurs pays des Caraïbes, à la demande des gouvernements locaux. Dans un tel contexte, il y a lieu de s’interroger sur les raisons qui motivent une petite île des Caraïbes économiquement défavorisée à déployer de l’aide humanitaire à l’étranger, et particulièrement dans des pays dits développés. Développant des recherches sur cette question dans le cadre de ma maîtrise puis de mon doctorat, j’estime que la coopération cubaine s’explique à la fois par des raisons pragmatiques et idéologiques.
D’un point de vue politique et économique, l’État cubain demeure relativement isolé en raison notamment de l’embargo et des sanctions américaines à son encontre. De plus, au cours des dernières années, plusieurs alliés politiques de Cuba dans la région de l’Amérique latine et des Caraïbes ont perdu le pouvoir ou sont en difficultés, pensons notamment au Venezuela. Il est également à prévoir que la pandémie de Covid-19 affectera l’économie de l’île puisque l’État cubain a mis fin aux activités touristiques le 20 mars dernier. En effet, l’industrie du tourisme demeure l’un des principaux moteurs de l’économie cubaine avec la prestation de services de santé à l’étranger, un secteur qui se distingue toutefois de l’aide humanitaire offerte gratuitement.
Bien que l’État cubain ne soit pas directement rétribué pour l’aide médicale offerte à l’Italie, il y a lieu de penser qu’il obtiendra des avantages à moyen terme. Outre des bénéfices économiques directs tels que des accords commerciaux, des crédits ou de l’aide matérielle, l’approfondissement des relations avec l’Italie pourrait prendre la forme d’appuis diplomatiques en faveur de Cuba dans des forums internationaux, comme à l’Assemblée générale de l’ONU, ou dans le cadre de négociations pour l’assouplissement de l’embargo américain. Autrement dit, la coopération humanitaire permet à Cuba d’acquérir un soft power, soit un pouvoir d’influence et d’attrait sur d’autres acteurs politiques. Alors que l’aide offerte par la Chine vise à consolider son statut de puissance internationale, les ambitions cubaines demeurent surtout d’affirmer la validité de son modèle sociopolitique.
La coopération humanitaire cubaine s’appuie également sur des principes idéologiques puisant dans le nationalisme cubain. En effet, les coopérants rencontrés dans le cadre de mes recherches de terrain mentionnaient que les Cubains avaient « le devoir » d’aider les autres pays du monde puisque leur nation, fortement métissée, est née des apports de différents peuples qui se sont établis dans l’île au fil du temps (Grenon, 2016). De plus, durant la longue marche vers l’indépendance de l’Espagne, les combattants cubains ont reçu l’appui de plusieurs volontaires étrangers qui les ont aidés à atteindre la souveraineté politique. Parmi ceux-ci, il y avait l’Américain Henry Reeve que Fidel Castro a choisi d’honorer, non sans ironie, en donnant son nom à la brigade de secours d’urgence spécialisée dans les situations de catastrophes naturelles et d’épidémies. Créée en 2005, la brigade Henry Reeve est composée de médecins et de professionnels de la santé spécialement entraînés pour intervenir dans un contexte d’aide humanitaire. Depuis une quinzaine d’années, le contingent médical a porté assistance à plus de 3,5 millions de personnes dans plus de vingt pays, dont en Haïti à la suite du tremblement de terre (2010), en Afrique de l’Ouest lors de l’épidémie d’Ebola (2014) et maintenant en Italie face à la pandémie de Covid-19 (PAHO, 2017). En 2017, la brigade médicale internationale Henry Reeve a reçu le prix Dr Lee Jong-wook de l’OMS pour récompenser sa contribution exceptionnelle à la santé publique.
L’aide offerte par la brigade Henry Reeve est tributaire de deux piliers de la révolution de 1959 : la santé et l’internationalisme. Au tournant des années 1960, le gouvernement cubain a institué l’accès à des soins de santé comme étant un droit humain inaliénable devant être offert de manière gratuite et universelle. Au fil des décennies, l’État cubain a formé d’importants contingents de médecins, construit des hôpitaux et développé un système de santé intégral qui met l’accent sur la prévention. Dans ses travaux, Brotherton (2012) a notamment montré que les Cubains ont intériorisé le discours sur la santé promue par l’État, alors qu’ils demeurent attentifs à leurs besoins et leur bien-être, malgré les difficultés économiques inhérentes à la période postsoviétique. L’engagement soutenu du gouvernement cubain dans le secteur de la santé a notamment permis d’atteindre un ratio de 8 médecins par 1000 habitants, ce qui en fait l’un des meilleurs au monde (Index mundi, 2019).
L’internationalisme a été établi comme principe guidant les relations internationales cubaines suite à la révolution. Il s’agit d’une politique s’appuyant notamment sur l’idéologie nationaliste cubaine et sur la pensée du héros national José Martí qui valorisait, entre autres, la solidarité entre les peuples. Dans le contexte cubain, l’internationalisme désigne essentiellement le partage de ses succès sociaux, surtout en santé et en éducation, avec les pays qui en ont besoin. Au fil des décennies, Cuba a offert de l’aide en santé à plus de 70 pays du monde (Feinsilver, 2010).
La pandémie de Covid-19 affecte l’ensemble des pays du monde et il y a lieu de s’inquiéter pour les États plus vulnérables qui n’ont pas les structures médicales et sanitaires pour faire face à la propagation de la maladie. Depuis le début de la pandémie, l’État cubain s’est montré disposé à coopérer avec les pays touchés en déployant la brigade médicale Henry Reeve. Alors que le gouvernement américain a appelé à rejeter l’aide cubaine, il semble toutefois qu’une réelle collaboration internationale sera nécessaire pour affronter la crise.
Bibliographie
BROTHERTON, P.S., 2012, Revolutionary Medicine: Health and the Body in Post-Soviet Cuba, Durham, Duke University Press.
CIA, 2019, The World Factbook, en ligne, https://www.indexmundi.com/map/?v=2226&l=es (page consultée le 24 mars 2020).
FEINSILVER, J., 2010, “Fifty Years of Cuba’s Medical Diplomacy: from Idealism to pragmatism”, Cuban Studies, 41:85–104.
GRENON, MM., 2016, “Cuban Internationalism and Contemporary Humanitarianism: History, Comparison and Perspective”, International Journal of Cuban Studies, 8, no. 2:200–216.
PAHO, 2017, “Cuba’s Henry Reeve International Medical Brigade receives prestigious award”, Regional Office for the Americas of the World Health Organization, en ligne, https://www.paho.org/hq/index.php?option=com_content&view=article&id=13375&Itemid=42353&lang=en (page consultée le 25 mars 2020)