Par Tiago Lemões et Cláudia Turra-Magni, Universidade Federal de Pelotas – PPGAnt-UFPel
Notes sur les classifications alimentaires chez les « personnes en situation de rue »[1] au Brésil
Dans ce texte nous présenterons quelques réflexions sur les significations de la nourriture et de la convivialité chez les hommes en situation de rue à Pelotas, ville de taille moyenne, située à l’extrême sud du Brésil.
Nous souhaitons ici analyser deux dimensions symboliques de la nourriture: les classifications alimentaires, explicitant sur une conception spécifique de la « nourriture », et les significations corporelles révélant également une notion particulière de corps « fort » et bien alimenté, par opposition au corps atteint de carences alimentaires ou d’ingestions d’autres substances.
Ce qui nous intéresse est de problématiser ici la façon dont ces sujets classifient la nourriture obtenue dans le contexte de vie dans la rue, marquée par des expériences tant de stigmatisation, de violence et de discrimination, que de relations d’aide et de réciprocité (MAGNI, 2006). Quelles sont les relations possibles entre les valeurs, les moralités et les significations attribuées à la nourriture? Comment ces classifications et interactions autour de l’alimentation soulèvent des questions relatives à la corporalité, à la santé et au travail ? Pour problématiser ces questions, nous nous concentrerons sur les données ethnographiques obtenues lors de la recherche réalisée entre 2008 et 2010, menée à partir des interactions dans deux contextes interconnectés en milieu urbain : le contexte des rues proprement et les situations de dons alimentaires mis en place par un restaurant végétarien situé au centre-ville. Dans ce contexte spécifique, nous aimerions étudier comment la relation d’altérité établie avec une « nourriture différente » explicite les différentes classifications alimentaires.
Les produits alimentaires donnés par le restaurant végétarien et reçus quotidiennement dans des sacs plastiques sont d’abord perçus comme « de la nourriture différente, car non grasse, ni assaisonnée », et « ne faisant pas grossir ». Ils sont donc destinés aux « personnes qui ont des problèmes ». En se résignant avec cette nourriture l’interlocuteur exprime combien la viande est appréciée : « si elle est donnée, le gars va se plaindre, il va demander de la viande et, pourtant, il y en a encore qui se plaignent… C’est juste qu’il n’y a pas de viande, mais c’est bon». (Marcos, 29 ans).
Par ailleurs, selon la culture alimentaire régionale un « bon repas » comprend toujours la viande, le riz, les haricots, les pâtes. Selon M. Edson « une bonne alimentation comprend de la viande de porc ou d’agneau, un steak aux oignons, des pâtes bien cuites… Cela fait cinq ans que je n’en mange pas». Ces plats ramènent ces sujets au milieu familial : un bon repas est un repas qu’une mère prépare à la maison, car « il n’y a rien de meilleur que le carreteiro (riz à la viande) ou les haricots aux lardons faits par ma mère » (Robson). Le jeune Eduardo, en confessant la nostalgie de sa mère, fait l’association entre ce plat et elle, décrite comme simple, forte et travailleuse.
En comprenant qu’un bon repas est un « repas fait maison » et en famille, ces interlocuteurs sont en accord avec les significations de l’alimentation chez les familles à faible revenu. Romanelli (2006) considère que, dans ces groupes, les aliments sont classés en deux catégories : les consistants comme le riz, les haricots secs et la viande, et ceux qui servent à « tromper l’estomac », comme les salades, les légumes et les fruits. La viande rouge, comme le riz et les haricots secs, un certain prestige et si donc, elle vient à manquer, c’est signe de carence dégradante, significative de conditions de vie précaires (ZALUAR, 1994).
Toutefois, ce « corps fort » se réfère aussi à une esthétique corporelle. Une expression de nos interlocuteurs est édifiante : un individu ayant pris du poids, est décrit comme quelqu’un qui « a gagné un prix ». Ce prix de la graisse ou de robustesse corporelle ne suit pas les canons esthétiques corporels dominants. Ainsi, parmi les substances présentes dans les rues, la nourriture et le crack méritent une attention analytique particulière, car ils mettent en évidence une association ambigüe et relationnelle : un corps maigre, faible et chétif (à cause du crack) s’oppose au corps valorisé par le prix de la graisse (LEMÕES, 2013).
Le jeune Robson affirme qu’il est sorti de la drogue car il a pris des forces en mangeant à la maison, où sa mère prépare le lait et les yaourts. Cláudio, lui, dit fièrement ne pas avoir changé la nourriture contre de la drogue. Il raconte comment le crack le fait beaucoup maigrir, et quand il passe sous les 52 kg, il arrête d’en prendre et s’alimente de nouveau. Miguel dit que « parfois la galette coupe l’appétit, mais quand l’effet se termine, la faim revient deux fois plus fort ». Finalement, Carlos Augusto confesse avoir arrêté le crack car il « maigrissait à vue d’œil, souffrant presque de malnutrition ».
La peur de maigrir, à cause du crack, n’est pas simplement liée aux effets isolés de la drogue. Nous parlons ici d’une conception du corps qui valorise la robustesse, condition nécessaire à la lutte contre les difficultés quotidiennes, mais mobilise aussi la volonté de contrôle de la prise de drogue comme forme de domination du corps –volontés déclarés dans la mesure où l’on sait que la dégradation corporelle implique une « perte de dignité » (RUI, 2014). « Gagner un prix » influe ainsi sur les relations établies avec des groupes sociaux distincts avec lesquels ces sujets interagissent dans l’espace urbain.
En conclusion, l’image positive du corps robuste, le « prix » acquis par la robustesse, exprime la valorisation du corps fort, apte à affronter les rudesses de la rue. L’image négative de la maigreur révèle qu’un corps maigre est perçu comme affaibli, malade et agressé par la consommation de crack. L’avantage de « gagner un prix » se manifeste aussi dans les relations de pouvoir établies avec différents groupes, pour lesquels un corps bien alimenté et fort signifie l’éloignement de la drogue. Ces spécificités symboliques et stratégiques du corps révèlent une classification des personnes : celles qui restent dans le droit chemin et celles qui s’en éloignent. Le corps, tout comme les classifications alimentaires, nous parle de classifications de personnes et des groupes sociaux auxquels elles appartiennent, en rendant possible que la nourriture et ses catégorisations alimentaires servent de clef de lecture aux différentes significations présentées ci-dessus.
Références bibliographiques:
LEMÕES, T. 2013. A família, a rua e os afetos: uma etnografia da construção de vínculos entre homens mulheres em situação de rua. Saarbrücken: Novas Edições Acadêmicas.
ROMANNELI, G. 2006. «O significado da alimentação na família: uma visão antropológica». Medicina, v.39, n.3.
RUI, T. 2014. Nas tramas do crack. Etnografia da abjeção. São Paulo: Terceiro Nome.
TURRA-MAGNI, C. 2006. Nomadismo urbano: uma etnografia sobre nomadismo urbano em Porto Alegre. Santa Cruz do Sul: Edunisc.
ZALUAR, A. 1994. A Máquina e a Revolta: as organizações populares e o significado da pobreza. São Paulo: Brasiliense.
Photo: La distribution alimentaire mis en place par le restaurant végétarien. Photo de Tiago Lemões
[1] “Personnes en situation de rue” – une aproximation des sans abris – est une catégorie courant au Brésil, formalisé par Decret Féderal de 2009, que institue la Politique Nationale pour la Population en Situation de Rue.