Par Natacha Gagné, professeure au Département d’anthropologie de l’Université Laval
Le 16 septembre 2021 nous a quittés trop tôt Claude Bariteau, professeur retraité du Département d’anthropologie de l’Université Laval. Pour le qualifier s’imposent les mots qu’il avait utilisés à l’occasion du décès de son directeur de thèse, Richard F. Salisbury, qui demeura pour lui une inspiration forte : il fut un homme de passion et de rigueur.
Fils d’ouvrier né à Beloeil, petite ville ouvrière qui fait partie aujourd’hui des banlieues de la rive sud de Montréal, il eut la chance de se retrouver alors que rien ne l’y prédestinait, comme il aimait à le rappeler, étudiant au collège classique de Longueuil, tenu par les frères franciscains à l’intention des fils d’ouvriers. C’est là qu’il fut mis en contact avec la pensée de Claude Lévi-Strauss, ce qui le mena à s’inscrire en anthropologie à l’Université de Montréal. Il y obtint son baccalauréat en 1966 et sa maîtrise en 1968. Cette dernière porta sur la famille matrifocale à la Désirade, en Guadeloupe. À l’été 1968, il fit du terrain à Cap-aux-Meules, aux Îles-de-la-Madeleine, avec Gabriel Gagnon, alors professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, sur les nouvelles structures décisionnelles mises en place dans le sillon des travaux du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (B.A.E.Q.).
Alors qu’il devait débuter sa thèse de doctorat sur les stratégies de développement spécifiques du village madelinot de Havre-aux-Maisons avec Maurice Godelier, à Paris, il reçut une lettre du gouvernement du Québec lui déconseillant de partir pour la France étant donné les désordres créés par les événements de mai 1968. Il fut finalement admis à l’Université McGill où il rédigea une thèse sous la direction de Richard F. Salisbury qu’il soutint en 1978.
Parallèlement à la rédaction de sa thèse, il devint fonctionnaire pour le gouvernement du Québec d’août 1973 à juin 1976 où il travailla au Service des associations coopératives. Il fut embauché comme professeur à l’Université Laval en août 1976. Dans les jours suivant son entrée en fonction, l’une des plus longues grèves de l’histoire des universités au Canada fut déclenchée partant du constat que l’institution échappait aux professeurs à plusieurs égards, que la liberté universitaire était menacée et que les conditions de travail variaient d’un professeur à l’autre. Ce conflit de travail représenta une opportunité de s’initier au syndicalisme et de découvrir le fonctionnement du Syndicat des professeurs de l’Université Laval (SPUL) dans lequel il s’est impliqué tout au long de sa carrière. Il y occupa plusieurs fonctions dont celle de président du SPUL de 1990 à 1995 et de président du Comité de retraite du Régime de retraite des professeurs et professeures de l’Université Laval au tournant des années 2000. Un des dossiers pour lequel il se battit comme président fut de préserver le statut des professeurs dans la gouvernance de l’université ainsi que leur autonomie au sein de l’institution.
Dans les années suivant l’obtention de son doctorat, il mena un projet de recherche comparatif sur les dynamismes locaux, tant économiques, politiques que sociaux, en période de crise économique dans trois petites villes industrielles québécoises : Saint-Georges, Thetford Mines et Plessisville. Cette recherche, jumelée à celle sur les Îles-de-la-Madeleine, l’amena progressivement à penser le Québec dans sa globalité comme entité territoriale, mais également dans une perspective historique. Il s’est notamment penché sur l’incidence de l’Indirect Rule après la Conquête britannique sur le développement du Québec et sur le type de nationalisme qui s’y affirma à partir de la Révolution tranquille. Analyste bien connu de la question nationale québécoise, à l’encontre d’un nationalisme de type ethnique, il développa l’idée d’une nation politique et d’un nationalisme civique ayant comme fondement un « vivre-ensemble » inclusif et une culture politique commune foncièrement démocratique et respectueuse de la diversité. Son ouvrage Québec, 18 septembre 2001, qui formalisa sa conception civique du souverainisme québécois, s’est mérité le prix Richard-Arès décerné par l’Action nationale à l’auteur du meilleur essai publié au Québec pour l’année 1998. En 2005, dans l’ouvrage Pour sortir de l’impasse référendaire, il s’est penché dans une perspective comparative et historique sur les processus qui mènent à l’autodétermination des peuples et à la reconnaissance de nouveaux États indépendants par l’Organisation des Nations unies.
Esprit fort et combatif, il se voyait comme un intellectuel engagé ayant à cœur d’inscrire ses analyses dans un échange avec les participants à ses recherches, mais également avec le grand public. Dès ses années de thèse et la grève des professeurs de 1976, il signa des textes faisant état de ses analyses dans les journaux locaux. Il continua par la suite de publier régulièrement les résultats de ses réflexions dans les principaux journaux québécois, participant ainsi au débat public. Citoyen impliqué, il fut notamment un des membres fondateurs en 2000 du mouvement populaire Rassemblement pour l’indépendance du Québec (RIQ).
Ayant pris sa retraite en 2006, il est resté très actif et a continué à participer à la vie départementale jusqu’à tout récemment. En plus de continuer à prendre part au débat public, il a exploré le genre littéraire pour exprimer ses idées autrement. En 2015, il a ainsi publié le roman Jiang-Li sous le pseudonyme de Vic Vara afin d’établir une frontière avec ses écrits anthropologiques. Ce roman met au cœur du mouvement indépendantiste les Québécois d’adoption.
Ayant été son étudiante à la maîtrise et ayant eu le privilège de garder une relation avec lui jusqu’à la toute fin, je peux dire sans hésiter qu’il fut une grande inspiration pour moi. Homme intègre et libre penseur, il m’a appris à poursuivre mes passions et à croire que l’anthropologie demeure plus que jamais pertinente pour éclairer nos sociétés et les défis auxquels elles font face.