Par Gabriella Santini, Université d’Ottawa
Les recherches scientifiques suggèrent que les îles sont les premières régions touchées par les changements climatiques. Celles-ci seraient confrontées à la hausse du niveau de l’eau, à l’augmentation des typhons et à la diminution des portions de terres sèches. Cependant, peu de recherches ont exploré la dimension humaine de cette crise écologique. Les effets du changement climatique ont le pouvoir de déclencher de nouvelles formes de solidarité, d’identité et de mobilisation. C’est le cas à l’Île des orchidées, un petit morceau de terre qui fait 45 km2, à l’est de la côte sud de Taiwan.
Un terrain d’un mois sur cette île, auprès du groupe autochtone Yami, m’a permis de comprendre la complexité humaine et sociale de cet enjeu écologique. J’ai constaté que les conséquences du tourisme accru et du stockage de déchets nucléaires sont vécues plus concrètement dans la vie quotidienne des Yami que les effets un peu moins évidents du changement climatique — ceci dit, ils ne sont pas détachés et indifférents aux transformations plus subtiles du changement climatique. Les Yami sont coincés dans une double contrainte (double bind). La double contrainte est un dilemme dans lequel les individus sont soumis à deux situations contradictoires, l’une annihilant l’autre. La théorie de la double contrainte affirme qu’une réponse réussie à une situation provoque l’incapacité de répondre à l’autre. Dans ce cas, les individus sont prisonniers et donc condamnés à toujours prendre une mauvaise décision, quelle que soit leur réponse à ce dilemme. C’est le cas des Yami. Malgré que le tourisme et le stockage nucléaire polluent l’île avec divers types de déchets, les insulaires bénéficient de ce que ces deux industries leur apportent sur le plan économique. S’ils cessent ces activités économiques, ils ne pourront continuer de vivre une vie prospère sur l’île des Orchidées puisqu’ils devront trouver du travail mieux rémunéré sur le continent taïwanais. Toutefois, certains membres de la communauté tentent de chercher des façons créatives pour briser ce cercle vicieux. Est-il possible de trouver une ligne de fuite, une porte de sortie, pour enfin échapper à cette double contrainte ?
Lors de mon terrain sur l’île des Orchidées, j’ai remarqué que certains membres de la communauté sont dévoués à trouver une réponse positive aux deux contraintes afin qu’ils puissent continuer à faire des profits d’une manière plus durable. J’ai eu la chance de découvrir deux types de projets développés par des Yami engagés pour faire face à leur dilemme. Le premier s’attaque au problème de déchets directement à travers des actions concrètes sur le terrain. Un membre de la communauté, alarmé par la quantité de déchets s’accumulant de plus en plus sur les rives, a fondé un organisme, « Lanyu Environmental Educational Association », visant à faire la collecte de déchets sur l’île et sensibiliser le public grâce à des ateliers et des campagnes de financement. La deuxième réponse à la double contrainte est un peu plus abstraite. Certains Yami tentent de développer de nouvelles formes d’identité virtuelle afin de pouvoir contrôler le flux de personnes, et donc de déchets, sur leur territoire. Il s’agit d’un passeport Tao — un identifiant self-sovereign qui procure une identité virtuelle aux insulaires. Les visiteurs non-Tao peuvent également demander un passeport électronique. Avec cette technologie, les créateurs espèrent encourager les touristes et la population locale à réduire la quantité de déchets. Les propriétaires d’entreprises locales peuvent récompenser les touristes sous forme de cryptomonnaie pour leur bonne conduite, comme rapporter leurs ordures à Taiwan au lieu de les laisser sur l’île.
Finalement, les Yami représentent un groupe parmi plusieurs qui sont confrontés à des enjeux globaux subis au niveau local. Toutefois, les stress écologiques vécus par différentes localités provoquent de nouvelles formes de résilience et d’adaptation. Certains insulaires ont su adopter des stratégies créatives non seulement pour protéger les écosystèmes des îles, mais aussi pour préserver leur identité culturelle dans un futur technocapitaliste. Il est important de noter que les solutions s’avèrent difficiles à mettre en place. Les Yami, membres d’une société égalitaire, se méfient des projets altruistes qui pourraient céder le pouvoir à un membre plutôt que les autres. Conséquemment, agir collectivement demeure un défi. Néanmoins, les graines ont été plantées et c’est aux prochaines générations d’en récolter les fruits.