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Repenser la résilience en anthropologie

Par Gabriella Santini, Université d’Ottawa

La résilience est souvent entendue comme étant la capacité d’un système à absorber les perturbations et à se réorganiser en un système pleinement opérationnel (Cutter et al. 2008, 599). C’est aussi avoir la capacité de rebondir avec un minimum de pertes et de perturbations après une catastrophe (Barrios 2016, 28). Ces définitions soulignent deux caractéristiques typiques lorsqu’on pense à la résilience : premièrement, la capacité d’absorber le stress de manière à ce que le système puisse continuer à fonctionner, et deuxièmement, être capable de le faire avec le moins de dommages possible. Toutefois, si nous sous-entendons en anthropologie que tout est « en devenir » (Biehl et Locke 2017) ; c’est-à-dire en changement perpétuel, comment pouvons-nous penser qu’un système puisse « rebondir » à son état préperturbation ? Voici le premier problème avec les compréhensions communes de la résilience.

La deuxième lacune c’est qu’une telle conceptualisation de la résilience fait porter le fardeau des conséquences des risques sur les communautés affectées et détourne l’attention des causes premières des désastres — souvent le colonialisme et le développement capitaliste (Barrios 2016). Autrement dit, cela ne fait que reproduire les relations inégales de pouvoir. En effet, ce genre de compréhension perpétue les systèmes d’oppression, car elle ne cherche pas à problématiser ni à résoudre la source des soi-disant risques. Elle s’attend plutôt à ce que les individus affectés ajustent leur vie afin de pouvoir continuer de fonctionner à un niveau dit « acceptable », bien que cette idée demeure imprécise. Prenons par exemple le Cadre d’action de Hyogo (Hyogo Framework for Action, 2005–2015), le principal instrument utilisé par les États membres des Nations unies afin de réduire les risques de catastrophe. Celui-ci conceptualise la résilience comme étant la capacité d’un système à s’adapter aux risques en résistant ou en changeant pour atteindre et maintenir un niveau acceptable de fonctionnement.

Nous devons reconnaître que le néolibéralisme lui-même est un système résilient. Il survit en subjuguant les minorités pour ensuite les inciter à être résilientes. Ce même système subventionne des chercheurs en sciences sociales, tels que des spécialistes en résilience et en mitigation de désastres, qui perpétuent la violence en mesurant le niveau de résilience des groupes victimes de désastres causés par les industries extractives, toxiques et/ou coloniales (Barrios 2016). Cette logique assume qu’une communauté qui est incapable de se rétablir à un niveau de fonctionnement acceptable après un désastre est en manque de résilience. Une telle théorie de la résilience, selon Barrios (2016), se réduit en une logique qui culpabilise les victimes, plutôt que le système qui produit la vulnérabilité. Par ailleurs, lorsque les communautés s’efforcent de devenir résilientes aux facteurs de stress d’un système oppressif, elles préservent les conditions qui contribuent à la reproduction d’un système générateur de catastrophes (Barrios 2016, 32).

J’ai pris conscience des lacunes du concept de la résilience suite à mon expérience de terrain à l’Île des Orchidées, à Taïwan. J’ai conduit une étude de terrain auprès des Yami, groupe autochtone qui est confronté à des transformations écologiques entraînées par des activités modernes capitalistes sur leur territoire ancestral, notamment le tourisme et le stockage de déchets nucléaires. Même s’ils sont résilients, il serait impossible pour les Yami de « rebondir » ou de retourner à un état préperturbation, c’est-à-dire un état précédent l’arrivée des déchets radioactifs et le tourisme. Dans un premier temps, leur territoire a été changé physiquement — les déchets radioactifs, les morceaux de plastique et le ciment utilisé pour construire les routes et les auberges sont des matériaux résistants (et résilients !) qui persistent au-delà d’une vie humaine. Dans un deuxième temps, les Yami se sont habitués à un mode de vie qui ressemble à celui de leurs voisins taiwanais et qui serait maintenant difficile à délaisser.

De plus, il ne faut pas oublier que la pollution plastique et radioactive sur l’Île des Orchidées n’a pas été créée par hasard ; c’est le produit d’une longue histoire d’empiétement colonial et d’industrialisation capitaliste. Les activités modernes capitalistes ont été introduites sur l’île par des acteurs externes, particulièrement l’État taiwanais. Il est donc important, en tant qu’anthropologue, de ne pas dépolitiser les processus qui produisent la vulnérabilité et de ne pas rendre les individus et communautés responsables pour des désastres qu’ils n’ont pas créés.

Photo par Gabriella Santini

Je propose donc d’analyser la résilience dans l’ensemble du système, c’est-à-dire les communautés affectées, mais aussi les gouvernements, les corporations et les industries qui sont au cœur du problème. Nous devons aussi penser la résilience comme étant un processus d’apprentissage continuel qui donne place à du nouveau, plutôt qu’un processus par lequel un système retourne à son état « normal ». En repensant le concept de la résilience comme tel, j’ai réorienté ma recherche vers les facteurs qui engendrent la vulnérabilité chez les Yami plutôt que sur la manière dont les insulaires pourraient mieux s’adapter à leur situation changeante. Confrontant un système néolibéral désintéressé à cesser les activités qui crée la vulnérabilité, il y a lieu d’étudier les pratiques de résurgence plutôt que de résilience, c’est-à-dire le processus par lequel les peuples autochtones peuvent atteindre l’autodétermination à travers un renouveau culturel et le changement systémique, plutôt que la résilience (Coulthard 2014).

Image à la une par Gabriella Santini

Bibliographie

Barrios, Roberto E. 2016. « Resilience: A commentary from the vantage point of anthropology. », Annals of Anthropological Practice 40 (1): 28–38. https://doi-org.proxy.bib.uottawa.ca/10.1111/napa.12085

Biehl, Joao, and Peter Locke, ed. 2017. Unfinished. Anthropology of Becoming. Durham: Duke University Press.

Coulthard, Glen. 2014. Red Skin, White Mask. Minneapolis: University of Minnesota Press.

Cutter, Susan. L., et al. 2008. “A Place-Based Model for Understanding Community Resilience to Natural Disasters.”  Global Environmental Change 18 (4): 598–606.

Deborah, Davis Jackson. 2011. “Scents of Place: The Displacements of a First Nations Community in Canada.” American Anthropologists 113 (4): 606–18.

Santini, Gabriella. 2019. « Profit ou écologie ? Double contrainte et résilience Yami. » Bulletin    Culture, CASCA, 18 octobre. https://cascacultureblog.wordpress.com/2019/10/18/profit-ou-ecologie%e2%80%89-double-contrainte-et-resilience-yami/

United Nations International Strategy for Disaster Reduction. “Hyogo Framework for Action 2005–2015: Building the Resilience of Nations and Communities to Disasters.” https://www.unisdr.org/files/1037hyogoframeworkforactionenglish.pdf

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