Par Éric Gagnon Poulin, Université Laval
Au Québec, 842 000 individus vivent sous le seuil de faible revenu, soit 10,7 % de la population (CEPE 2013). En 2002, l’Assemblée nationale du Québec adopte à l’unanimité la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (L.R.Q., 112). Depuis, les mesures de lutte à la pauvreté mises en place par l’État se concentrent sur l’employabilité des personnes dites «aptes au travail». Cette orientation en lien avec notre économie politique tend à cimenter les catégories d’assistés, personnes avec « contraintes sévères », « contraintes temporaires » et « aptes au travail », et à faire peser le poids de la responsabilité sur les individus, sans prendre en considération les mécanismes structuraux qui mènent certaines personnes à la pauvreté et les y maintiennent.
S’attarder au texte peut paraître superficiel pour tenter de saisir le phénomène de la pauvreté. Cependant, une fois déconstruit, il dévoile les relations de pouvoir au sein de la hiérarchie sociale. « Discourse is not the expression of thought; it is a practice, with conditions, rules, and historical transformations » (Escobar, 1995 : 226). De surcroît, à force de répétitions sur la place publique, les discours sont créateurs de réalité. Au Québec, c’est le ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS)[1], la principale instance représentant la position de l’État sur les questions de pauvreté et d’exclusion sociale[2]. Sa mission est de participer « […] à la prospérité économique du Québec et au développement social » (MTESS, 2015). La composition du nom du ministère « Travail », « Emploi » et « Solidarité sociale » et le fait de joindre « développement social » à « prospérité économique » dans l’énoncé de sa mission sous-entend que l’un ne va pas sans l’autre. Le MTESS est clair à ce sujet dans l’ensemble de ses publications : la solidarité sociale passe par l’employabilité.
Prenons par exemple le Plan d’action stratégique 2011-2014 (MESS, 2011) résumant les grandes orientations du ministère. Le document de 42 pages débute par une mise en contexte économique au lendemain de la crise de 2008 et son impact sur le marché de l’emploi. Pour maintenir la prospérité du Québec et le niveau de vie des citoyens, le MESS soutient qu’« […] il est important d’accroître le taux d’emploi et la productivité » (MESS, 2011 : 6). Ensuite, on aborde directement la lutte à la pauvreté en rappelant l’objectif de la Loi 112 pour l’élimination de la pauvreté (traitée plus loin), chapeautée par le MESS, c’est-à-dire : « […] amener progressivement le Québec au nombre des nations industrialisées comptant le moins de personnes en situation de pauvreté […] » (MESS, 2011 : 8). Selon ces indicateurs, on note une diminution des personnes sous le seuil de faible revenu de 2000 à 2007, suivi d’une hausse à partir de 2008.
En 2002, le gouvernement du Québec s’est doté de la Loi 112 : visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Elle stipule que, selon la Charte des droits et libertés, chaque être humain a droit de vivre dans le respect et la dignité et que « […] la pauvreté et l’exclusion sociale peuvent constituer des contraintes pour la protection et le respect de cette dignité humaine » (L.112 : 5). Un premier Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale a été révélé en 2004, disposant d’un budget de 2,5 milliards de dollars sur cinq ans (revu plus tard à 4,5 G$ sur six ans). Dans son introduction, le ministre du MESS, Claude Béchard, rappelle que le gouvernement s’engage à atteindre les objectifs de la Loi. Il affirme que le plan s’appui sur deux principes : 1) « […] l’emploi est la première solution pour assurer la sécurité économique et l’inclusion sociale des personnes […]»; 2) « […] la protection accrue des personnes qui ont des contraintes sévères à l’emploi » (MESS, 2004 : 8). Le premier principe suppose que le plein emploi mènerait à une société plus juste et inclusive; tandis que le deuxième suggère une classification méritocratique des assistés sociaux basée sur le workfare (traité plus loin).
Au moment du bilan, le ministre du MESS, alors Sam Hamad, soutient que « […] l’emploi demeure l’une des voies les plus efficaces pour lutter contre la pauvreté […] » (MESS, 2009 : 7). On souligne notamment la hausse du salaire minimum de 9 $ à 9,50 $ comme action concrète contre la pauvreté, ce qui, selon ce bilan, « […] permet aux ménages, de façon générale, d’obtenir un revenu suffisant pour couvrir leurs besoins de base. En effet, les ménages dont le revenu est le fruit d’un emploi à temps plein rémunéré au taux du salaire minimum et qui travaillent toute l’année affichent généralement des revenus disponibles plus élevés que les seuils de la Mesure du panier de consommation » (MESS, 2009 : 11). Le principal problème est que les emplois au salaire minimum sont très souvent les emplois les plus précaires et à temps partiel, ce que le MESS reconnaît quelques lignes plus loin. « En moyenne, les personnes rémunérées au taux général du salaire minimum ou moins travaillaient 25 heures par semaine » (MESS, 2009 : 11), donc « de façon générale » elles ne couvrent pas leurs besoins de base selon la MPC, même qu’elles en sont bien loin, avec un salaire annuel de 12 350 $ avant impôt.
Dans le deuxième plan d’action 2010-2015, le premier ministre Jean Charest signe le texte d’introduction. Il aborde le thème de la redistribution de la richesse. « En cohérence avec nos valeurs de solidarité et d’humanisme et avec les principes de justice sociale et de redistribution de la richesse que nous chérissons, le Québec a fait des choix pour s’assurer du bien-être de toute sa population » (MESS, 2009 : 5). Dans les faits, les inégalités sociales n’ont fait que se creuser depuis la fin des années 1970. Même l’OCDE reconnaît que « […] l’écart entre les riches et les pauvres a grandi ces dernières décennies dans la plupart des pays […] » (OCDE, 2012 : 3). En réalité, l’État québécois a lui-même contribué à l’augmentation des inégalités sociales (figure 1):
Entre 1997 et 2011, le pouvoir d’achat moyen du quintile le plus riche de la population s’est amélioré d’un montant supérieur au revenu moyen du quintile le plus pauvre. […] Dans cette même période et selon les mêmes données, la moyenne des impôts payés par l’ensemble des ménages du quintile le plus riche est passée de 26 % à 22 % de leur revenu total moyen (Labrie, 2014b :1).
En d’autres mots, de 1997 à 2011, il aurait été possible de doubler le revenu du quintile le plus pauvre, donc de permettre à la majorité de ces personnes d’avoir un revenu supérieur au seuil de faible revenu. Dans un texte cosigné par le ministre Hamad et Lise Thériault, ministre déléguée aux Services sociaux, on souligne qu’il reste du travail à faire et que « [l]a formation et l’accès à l’emploi demeurent également deux prémisses essentielles pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale » (MESS, 2009 : 6). Le deuxième plan étant toujours en cours, aucun bilan n’a été fait. Dans le dernier rapport du Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion[3] (CEPE), la situation demeure préoccupante, particulièrement pour les personnes seules.
En 2013, leur revenu équivalait à 49 % du seuil établi par la MPC; autrement dit, ces personnes ne recevaient pas tout à fait la moitié du revenu nécessaire pour atteindre le seuil de faible revenu établi par la MPC. La hausse des prestations d’aide sociale annoncée en octobre 2013 contribuera à corriger cette situation, mais elle laissera encore les personnes les plus pauvres très loin de ce seuil de faible revenu, plus loin en fait qu’en 2004 (CEPE, 2013 : 2).
Cette hausse a été annulée par le gouvernement Couillard en 2014.
En somme, d’un côté l’État investit quelques millions de dollars annuellement pour lutter contre la pauvreté à travers ses programmes; de l’autre il compresse des milliards de dollars annuellement dans les budgets des services publics. La lutte à la pauvreté au Québec et au Canada n’a plus rien à voir avec son modèle universaliste de base. Le modèle actuel s’inscrit plutôt dans la mouvance du workfare à l’américaine, mettant« […] surtout l’accent sur le devoir individuel du pauvre de contribuer à la société en déployant individuellement les comportements méritoires qui l’institueront comme citoyen (Morel, 2002 : 10). Alors, pour le citoyen en situation de pauvreté dit « apte au travail », certains diront qu’il n’a qu’à aller travailler pour s’en sortir.
Notes
[1] Le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS) est devenu le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) en février 2015 (Décret 143-2015). J’utiliserai donc l’acronyme « MESS » pour les publications antérieures à février 2015.
[2] Dans ses démarches de lutte à la pauvreté le MTESS collabore avec le ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, le ministère de la Santé et des Services sociaux, le ministère de l’Économie, de l’Innovation et des Exportations, la Régie des rentes du Québec, Revenu Québec, le Directeur de l’état civil du Québec, la Commission de la santé et de la sécurité du travail, la Régie de l’assurance maladie du Québec, le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Ressources humaines et Développement des compétences Canada (MTESS, 2015).
[3] Le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE) est un lieu d’observation, de recherche et d’échanges visant à fournir des informations fiables et rigoureuses en matière de pauvreté et d’exclusion sociale. C’est dans l’esprit de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale que le a été mis en place au printemps 2005 et rattaché au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (CEPE, 2014).
Bibliographie
CENTRE D’ÉTUDE SUR LA PAUVRETÉ ET L’EXCLUSION (CEPE), 2009, Prendre la mesure de la pauvreté : proposition d’indicateurs de pauvreté, d’inégalités et d’exclusion sociale afin de mesurer les progrès réalisés au Québec. Québec, Gouvernement du Québec.
ESCOBAR, Arturo, 1995, Encountering Development : The making and unmaking of the Third World. Princenton University Press.
LABRIE, Vivian, 2014, La Mesure du panier de consommation et les seuils de faible revenu. Québec : Collectif pour un Québec sans pauvreté.
LABRIE, Vivian, 2014b, Une fiscalité équilibrée tient compte des déficits humains. Présentation à la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, Montréal, le 21 octobre 2014.
MINISTÈRE DU TRAVAIL DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE (MTESS), 2015, Mission. Consulté sur Internet (http://www.mess.gouv.qc.ca/ministere/mission.asp), juillet 2015.
MINISTÈRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE (MESS), 2011, Plan d’action stratégique 2011-2014. Gouvernement du Québec.
MINISTÈRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE (MESS), 2009, Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 2004-2009. Gouvernement du Québec.
MINISTÈRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE (MESS), 2004, Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Gouvernement du Québec.
ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE (OCDE), 2012, Toujours plus d’inégalité : Pourquoi les écarts de revenus se creusent. Éditions OCDE.