Par Clara Gargon, Université Laval
Pour la réalisation de mon terrain ethnographique au doctorat sur le sujet de l’expérience de guérison holistique des femmes au Québec, j’ai choisi d’effectuer des observations participantes selon la production de connaissances incarnée dans le champ de la guérison (Csordas 1990 ; Kleinman et Kleinman 1991 ; McGuire 1996 ; Stoller 2004 ; Meintel et Mossière 2011). Je propose ainsi d’articuler une approche intersubjective et phénoménologique (Jackson 1996 ; Laplante et Sacrini 2016) autour du paradigme d’« embodiment » (ou d’incarnation) pour l’étude ethnographique au sein des médecines holistiques au Québec. Il s’agit de pratiques de guérison qui mettent en avant diverses techniques centrées sur le toucher et les massages, l’énergie, la pharmacopée, la respiration et les mouvements, la visualisation, l’alimentation et une démarche psychocorporelle, spirituelle ou artistique (Saillant et al. 1990 ; Bujold 2011). À travers une perspective holiste, il s’agit de guérir toutes les dimensions de son individualité, soit le corps, l’esprit et le soi (McGuire 1996 ; Mehl-Madrona et al. 2013). Ce processus peut ainsi se transformer en une véritable quête spirituelle et soutient les liens existants entre ces pratiques de guérison avec l’émergence de spiritualités contemporaines (Baer 2004). Je peux citer comme exemple l’acupuncture, l’ostéopathie, la massothérapie, la naturopathie, etc.
Pour revenir au positionnement ethnographique, je propose d’adopter une participation active, ou plus exactement un empirisme radical, afin d’envisager une recherche alliant empathie, émotion et incarnation dans le cadre de l’expérience spirituelle (Desjarlais et Throop 2011). Cette réflexion méthodologique s’est présentée pour ma recherche, car je rejoignais un terrain familier en étant moi-même une cliente régulière de thérapeutes holistiques. Il semble intéressant aujourd’hui de réévaluer notre positionnement envers le terrain et je propose d’observer sous un autre angle la notion de réflexivité pour mieux comprendre l’adoption d’un empirisme radical.
Le tournant de l’anthropologie vers la notion de réflexivité dans les années 1970 et 1980 s’inscrit dans une volonté de prise en compte des effets transformateurs de l’anthropologue et du monde au cours du processus de recherche (Desjarlais et Throop 2011 ; Laplante et Sacrini 2016). Afin d’illustrer ce phénomène, nous pouvons utiliser la définition formulée par Goulet (2020) où la réflexivité « refers to this mutually constitutive relationship between the description of an object or setting and the object or setting described » (2020 : 250). La notion de réflexivité soulève plusieurs points importants qu’il convient de préciser avant d’entamer le terrain ethnographique.
D’abord, de nombreux anthropologues ont effectivement admis que leur immersion ethnographique a engendré certains changements sur leurs propres visions du monde : « Ethnographers who have learned not only the language but also appropriate behavior (including nonverbal communication codes) have been transformed, sometimes quite radically, by their fieldwork experience » (Tedlock 1991 : 70). D’ailleurs, il est pertinent d’utiliser l’expression « the lived-reality » (réalité vécue), proposée par Tedlock (1991), pour signifier l’écart perçu entre la préparation théorique du terrain et sa réalité ethnographique. D’un côté, Meintel (2011) précise que généralement, malgré la reconnaissance d’une position réflexive, beaucoup d’anthropologues ont rarement réellement inséré leurs propres expériences « incarnées » (embodied) dans la représentation du terrain et dans la construction de connaissance. D’un autre côté, certains chercheurs ont réussi l’exercice d’observation de leur participation active (Tedlock 1991), et ont également cherché à « se servir de leur expérience pour mieux appréhender celles des autres, sans toutefois confondre les deux » (Meintel 2011 : 90). D’ailleurs, Goulet (2020) souligne le risque qu’une tentative d’adopter la position de son informateur peut entraîner l’illusion de comprendre ce qu’ils vivent et ainsi leur attribuer des sensations ou affects différents.
Dans le cadre de mon terrain au doctorat, j’ai adopté un empirisme radical en faisant un suivi de mon propre parcours de guérison auprès de thérapeutes et j’ai participé à de nombreuses activités avec une clientèle féminine intéressée par la santé naturelle. J’ai ainsi fait quatre séances d’ostéopathie, une séance de massothérapie, quatre séances de yin yoga et quatre séances auprès d’une thérapeute ayurvédique. Je notais le détail des entretiens, mes perceptions et mes ressentis après chaque séance dans un journal de terrain spécifique. Lors de ces analyses personnelles, je retenais que les différents ressentis des expériences demeurent subjectifs même si l’on vit le même type d’expérience (Mossière 2020). Mon implication m’a notamment permis de mieux comprendre les différentes nuances de l’expérience de guérison soulevées lors des entretiens auprès de thérapeutes et de clientes. L’initiative de conserver un journal pour mes expériences holistiques personnelles et un journal de terrain traditionnel a grandement contribué dans la recherche de la bonne distance entre la familiarité du terrain et le maintien d’un esprit critique.
L’adoption d’une approche basée sur un empirisme radical propose également quelques points intéressants pour l’anthropologue. D’abord, adopter une position empirique radicale se présente comme le meilleur moyen de prendre au sérieux les différents récits des natifs, condition essentielle pour ne pas accorder une quelconque importance à la notion de vérité des expériences extraordinaires (Stoller 2004). Ensuite, il faut apporter encore certaines nuances quant à la nature de cet engagement actif sur les plans réflexifs et intersubjectifs dans le cadre des groupes spirituels. Comme le précise Béguet (2020), qui a conduit une recherche auprès de personnes ayant expérimenté des expériences extraordinaires : « to do justice to their experiences […] one must also transport oneself into a world replete with the spiritual, not as a cultural product (or that of a popular subculture), but as an empirical phenomenon » (2020 : 49). Lorsque Goulet (2020) propose une entière participation pour le chercheur, il évoque notamment l’aspect extatique du terrain dans la production de connaissances incarnée.
Finalement, sur le plan ethnographique, il convient de préciser que les processus de guérison holistiques agissent à travers les différentes dimensions du corps soit le corps individuel, social et politique (McGuire 1996). De ce fait, il semblait pertinent de proposer une méthodologie qui permettrait d’articuler les dimensions corporelles, sociales, politiques et expérientielles de la guérison. L’adoption d’un empirisme radical à travers une approche phénoménologique peut représenter une proposition de reconsidération sur la nature des liens existants entre l’anthropologue et le terrain ethnographique.
Bibliographie
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