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Faire et défaire la vulnérabilité au temps des catastrophes

Par Emmanuelle Bouchard-Bastien, Université Laval

C’est le printemps, et bientôt les rivières du Québec prendront leurs aises dans les plaines inondables, car gonflées par la fonte des neiges. Pour certains acteurs sociaux, dont le gouvernement du Québec et des experts en aménagement, ce phénomène est considéré comme étant une catastrophe, et les plaines inondables comme étant des milieux de vie « à risque ». Détenteurs de l’autorité en termes de gestion des inondations, ces experts souhaitent que les territoires inondables deviennent inhabités dans un futur rapproché, afin de protéger cette population dite « vulnérable ». Or, dans certaines de ces zones, une cohabitation avec la rivière et ses débordements subsiste depuis des générations. Des savoirs locaux et des façons de faire quant à la préparation et la protection face aux inondations se sont peaufinés et transmis, ce qui permet à des riverains de bien vivre avec la montée des eaux, et de ne pas se considérer « vulnérables » comme le font désormais les autorités publiques.

Par exemple, dans mes recherches, j’ai rencontré des riverains de Saint-Raymond, où des inondations surviennent en moyenne chaque deux ans depuis le dernier siècle (Lagadec, 2017), ce qui n’a pas empêché le développement au fil des ans de la municipalité. Munis de pompes et de génératrices, et forts d’une mobilisation citoyenne et d’un système d’alerte téléphonique, ces riverains détiennent une expertise qui pourrait inspirer d’autres lieux touchés dans la province et les programmes de protection du gouvernement. J’ai également rencontré des riverains de Saint-Casimir, village phare de l’époque industrielle dans la région de Portneuf et berceau de bâtisseurs d’église de renom (Tessier, 2012), qui bénéficient d’une architecture remarquable et typiquement adaptée aux inondations, car composée de bâtiments munis de doubles vides sanitaires. J’ai aussi rencontré des habitants des Îles, à Sainte-Anne-de-la-Pérade, qui ont appris à vivre avec les « mers de mai » et les grandes marées du printemps, en privilégiant, entre autres, la construction sur pilotis.

Bord de rivière à Saint-Casimir (Source : Collection Simon Beauregard, CARP)

Mes travaux de doctorat, qui interrogent l’expérience des inondations récurrentes dans le bassin versant de la rivière Sainte-Anne (Québec, Canada), m’amènent à valoriser ces savoirs et ces pratiques qui permettent à certains groupes d’être adaptés à la montée des eaux. Surtout, ces témoignages nous permettent d’interroger de façon critique les pratiques de gouvernance actuelle, qui ne prennent pas en considération cette expertise citoyenne amenant pourtant une réduction considérable de la vulnérabilité tant redoutée par les autorités.

Les rencontres que j’ai menées avec des riverains, tout au long de la rivière Sainte-Anne, de ses tributaires et jusqu’à son embouchure dans le fleuve Saint-Laurent, me permettent à ce jour de présenter une définition plurielle de l’inondation, et donc, de la vulnérabilité. Dans le domaine des sciences appliquées, les inondations sont des catastrophes couramment décrites comme étant des débordements d’eau qui submergent temporairement un espace habituellement sec (CEHQ, 2020). Chez les riverains rencontrés, les inondations peuvent être décrites de plusieurs autres façons, selon les expériences vécues, les savoirs historiques et ancestraux, les connaissances sur la rivière ou le fleuve, les mesures de protection utilisées et les rituels familiaux.

Ainsi, des riverains du bassin versant de la rivière Sainte-Anne ne considèrent pas vivre dans une zone « à risque », et ne considèrent pas les inondations comme étant des catastrophes. Des témoignages recueillis témoignent explicitement du caractère non catastrophique de l’événement, c’est-à-dire qu’il ne bouleverse pas le quotidien : « la vie continue » ; « c’est normal » ; « ça fait partie de nos vies ». La montée des eaux est acceptée. Pour ces riverains, c’est le prix à payer pour vivre au bord de l’eau. Pour d’autres, l’inondation est même synonyme de plaisir, car elle est associée à des rassemblements familiaux et amicaux.

Malgré l’existence de riverains adaptés à la montée des eaux, le discours dominant des autorités responsables de la gestion des inondations au Québec propage plutôt une homogénéisation du concept de vulnérabilité, et cette construction conceptuelle suggère que l’ensemble des citoyens vivant dans les zones inondables sont des victimes (Marino et Faas, 2020). Certes, certains riverains n’ont pas les capacités physiques, sociales et matérielles pour faire face à la montée des eaux, et la survenue d’une inondation peut devenir une expérience traumatisante. Mais un bon nombre de riverains connaissent et comprennent leur territoire, et la dynamique de la montée des eaux en fait partie.

Maison sur pilotis, Sainte-Anne-de-la-Pérade (Source : Emmanuelle Bouchard-Bastien, 2019)

En réponse aux importantes inondations qui ont touché le sud du Québec en 2017 et 2019, le gouvernement de François Legault a institué par décret une zone d’intervention spéciale (ZIS), qui vise à empêcher les nouvelles constructions en zones inondables dans 783 municipalités québécoises (MAMH, 2019). Pour des riverains adaptés à la montée des eaux, cette prise en charge institutionnelle est interprétée comme étant une importante perte de pouvoir et de liberté d’agir chez soi. Il serait souhaitable que l’intervention gouvernementale soit plus ancrée localement, au lieu de défaire les capacités d’adaptation qui sont déjà mobilisées sur le territoire.

Légende de l’image en vedette : Inondation à Saint-Raymond, 27 mai 1943 (Source: Fonds J.-B. Martel – E292-B1-662)

Bibliographie

CEHQ (2020), Zones inondables — Informations générales. Expertise hydrique et barrages. Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques. En ligne : https://www.cehq.gouv.qc.ca/zones-inond/index.htm (Consulté le 26 mars 2020).

Lagadec, A. (2017). Portrait de la problématique. Inondation de la rivière Sainte-Anne à Saint-Raymond. Organisme de bassin versant : Rivières Sainte-Anne, Portneuf et secteur La Chevrotière (CAPSA), 52 pages.

MAMH (2019), Inondations printanières 2019 — Zone d’intervention spéciale. Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation. En ligne : https://www.mamh.gouv.qc.ca/index.php?id=6937 (Consulté le 26 mars 2020).

Marino E. K. et A. J. Faas (2020), Is Vulnerability an Outdated Concept? After Subjects and Spaces, Annals of Anthropological Practice, DOI: 10.1111/napa.12132.

Tessier, G-R (2012), Histoire civile de Saint-Casimir de Portneuf, Société d’histoire et de généalogie de Saint-Casmir, 318 pages.

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