Par Éric Gagnon Poulin, Université Laval
À la suite d’une important consultation populaire à travers le Québec en 2008-2009, le ministère de l’Emploi et de la Solitarité sociale a identifié la lutte aux préjugés comme étant un élément prioritaire pour mieux lutter contre la pauvreté : « […] il ressort certains lieux d’intervention considérés comme fondamentaux par une majorité d’intervenantes et d’intervenants : […] notamment lutter contre les préjugés véhiculés à l’égard des personnes en situation de pauvreté » (MESS, 2010 : 17).
Dans la foulée de ce constat, plusieurs organismes ont décidé de recenser les principaux préjugés véhiculés dans le discours populaire. Marc De Koninck, président du comité social de Centraide Québec Chaudière-Appalaches, regroupe les préjugés les plus récurrents envers les personnes en situation de pauvreté en cinq catégories : l’apparence (les pauvres sont sales, gros, négligents, etc.); les comportements (ils jouent, fument, boivent, etc.); les compétences (ils ne savent pas s’exprimer, se présenter, n’ont pas d’éducation, etc.); les valeurs morales (ils exploitent la société, sont paresseux, portés vers la criminalité, etc.); la contribution (ils n’apportent rien, ne contribuent pas à la vie sociale et à la vie économique, etc.) [De Koninck 2011 : 17, 18]. Bref, une série de caractéristiques relevant de la personnalité des individus. Une personne qui entretient ce genre de préjugés ne risque pas de comprendre les véritables enjeux struturaux que représente ce phénomène social polysémique. « Pourquoi s’engager dans la lutte contre la pauvreté si nous considérons que le problème ne nous concerne pas ou qu’il s’explique par des comportements fautifs des personnes pauvres? » (Champoux, De Koninck, 2004 : 3). Si une personne ou un média reprenait les catégories de De Koninck pour qualifier une personne immigrante, une femme ou un homosexuel sur la place publique, ces affirmations provoqueraient un tollé et seraient assurément dénoncées. Malheureusement, « [l]es préjugés de classe, malgré leurs similarités, sont à peine évoqués (Pickett et Wilkinson, 2010 : 189). Effectivement, ce que l’on peut parfois lire ou entendre dans les médias sur le sujet est déconcertant, par exemple :
- Parlant des B.S. qui sont aptes au travail, parce que je fais toujours la nuance, en général. Pourquoi est-ce qu’ils votent? Pourquoi est-ce qu’ils ont le droit de voter, affirmait Sylvain Bouchard du FM 93,3 en 2008;
- On fait du ménage là! Je m’en fous où ce qu’on met les déchets nous autres après. Tu les castres avant, s’exprimait Carl Monette en parlant des itinérants à Radio X en 2012.
Ce genre de commentaires dans les médias de masse a une grande portée sur l’opinion de la population en général et sur la façon dont les personnes pauvres se perçoivent elles-mêmes, car elles sont à nouveau tenues comme seules responsables de leur état.
De son côté, ATD Quart Monde[1], un mouvement international pour l’éradication de la pauvreté, présent au Québec depuis 1982, a répertorié plusieurs préjugés populaires et tente de les déconstruire à l’aide de données statistiques. Par exemple :
- On vit bien sur le B.S., le montant d’aide social pour une personne seule (avec le crédit de TPS) s’élève à 704 $ par mois, tandis que la Mesure du panier de consommation pour cette même personne est fixée à 1 437 $ par mois à Montréal (CEPE, 2014);
- Les pauvres ne veulent pas travailler ; sur dix personnes en situation de pauvreté, cinq personnes travaillent, quatre ne sont pas en situation de travailler et une personne est exclue du marché du travail (Institut de la statistique du Québec, 2013);
- Il n’y a pas plus fraudeur qu’un B.S., les fraudes à l’aide sociale représentent 0,069 G$ par année, tandis que l’évasion fiscale s’élève à 3,5 G$ par année (Revenu Québec, 2012; MESS, 2009);
- On n’a pas les moyens d’en finir avec la pauvreté, les coûts indirects de la pauvreté sont de 24,4 G$ par année, alors que le revenu minimum garanti pour tous serait de 13,1 G$ par année (Conseil canadien du bien-être social, 2011);
- Le Québec est une société égalitaire, après impôt, 99 % de la population gagne en moyenne 28 800 $ par année, tandis que 1 % gagne 256 700 $ par année (IRIS, 2012 dans ATDQM, 2015).
En comparant le discours officiel au discours populaire, on constate qu’il existe deux types de « pauvres » dans l’imaginaire collectif, le « bon » et le « mauvais pauvre ». Les raisons pour lesquelles le premier se retrouve en situation de pauvreté semblent être hors de son contrôle ou systémique. Le « bon pauvre », c’est celui qui s’est retrouvé dans cette situation un peu par hasard, par malchance. On suppose que c’est quelqu’un qui a perdu son emploi, qui a vécu une séparation ou la maladie, mais qu’il est travaillant et qu’il saisit les opportunités qui lui sont offertes. On croit qu’il peut s’en sortir et qu’il sera peut-être même un modèle de réussite pour les autres s’il y parvient. À l’opposé, le « mauvais pauvre » a le choix. On s’imagine qu’il est pauvre de génération en génération et qu’il est paresseux. On croit qu’il n’a aucune envie de participer à la vie sociale, fraude et ne respecte pas les institutions. On voit sa situation comme étant permanente et sans issue. Les causes de sa situation sont donc individualisées. Le premier cas attire une certaine sympathie, tandis que le deuxième génère des préjugés tenaces au sein du discours populaire et influencent par le fait même le discours officiel et les politiques qui en découlent, comme le workfare. En ayant cette double conception du « pauvre », il devient difficile de comprendre l’ensemble du problème.
Au lendemain de l’annonce du deuxième plan d’action gouvernemental pour lutter contre la pauvreté en 2010, des citoyens remettaient en question le choix du gouvernement. « Pourquoi subventionner la pauvreté ? En la rendant confortable, on incite les gens à se faire vivre par le système » (De Koninck, 2011 : 9). Au moment des débats sur l’adoption de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale en 2002, le projet n’a pas été sans opposition, même au sein du Conseil des ministres : « Pourquoi pas une loi pour lutter contre la pluie? » aurait déclaré un jeune ministre (Noël, 2002 : 110). Ces contradictions inhérentes des discours sur la pauvreté inhibent les efforts de compréhension d’un phénomène social plus large. « En bref, les préjugés permettent aux personnes qui les véhiculent [consciemment au non] d’écarter les autres des voies de la compétition et de justifier, dans leur propre intérêt, les inégalités sociales qui les favorisent » (Deniger, 2012 : 11).
Financement
Cette recherche, Pauvreté et inégalités sociales en Chaudière-Appalaches : Vécu et représentations, est financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) [Bourse 201216].
Note
[1] ATD Quart Monde a été créé en 1957 par Joseph Wrésinski, avec des familles d’un bidonville de banlieue parisienne. Aujourd’hui, 400 volontaires permanents travaillent dans 30 pays du monde. Le mouvement international ATD Quart Monde dispose d’un statut consultatif auprès de l’ONU, l’Unesco, l’Unicef, le BIT et le Conseil de l’Europe. Il a été à l’origine du premier rassemblement du 17 octobre, en 1987, devenue journée internationale pour l’élimination de la pauvreté (ATDQM, 2014).
Bibliographie
ATD Quart Monde, 2015, Idées fausses sur la pauvreté : des vignettes à partager ! En ligne : http://www.atdquartmonde.ca/idees-fausses-sur-la-pauvrete-des-vignettes-a-partager.
CHAMPOUX, Louis, Marc DE KONINCK, 2004. L’avenir c’est aujourd’hui : osons encore davantage! Québec : Centraide Québec Chaudière-Appalahces.
DE KONINCK, Marc et al., 2011, Un préjugé, c’est coller une étiquette : la lutte contre la pauvreté s’arrête là où commencent nos préjugés. Québec : Centraide Québec et Chaudière-Appalaches.
MINISTÈRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE (MESS), 2010, Plan d’action gouvernementale pour la solidarité et l’inclusion sociale 2010 2015 : Le Québec mobilisé contre la pauvreté. Gouvernement du Québec.
NOËL, Alain, 2002, Une loi contre la pauvreté: la nouvelle approche québécoise de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Lien social et politiques.
WILKINSON, Richard et Kate PICKETT. 2010. L’égalité, c’est mieux : pourquoi les écarts de richesses ruinent nos sociétés. Montréal : les éditions Écosociété.